L’Américain Jon Lee Anderson, 68 ans, a accepté l’invitation du Prix Bayeux Calvados-Normandie des correspondants de guerre : en octobre prochain, le célèbre reporter de guerre du New Yorker – auteur du best-seller Che Guevara – présidera les travaux du jury. Une nouvelle expérience pour cet insatiable aventurier…

© Valentyn Kuzan
Né au sein d’une famille que lui-même qualifie de multiculturelle, Jon Lee Anderson explique avoir eu une enfance atypique. « J’ai grandi dans différents pays : mon père travaillait pour les services extérieurs américains et ma mère était autrice de livres jeunesse. Ensemble ils ont eu trois enfants naturels et en ont adopté deux. » Une éducation cosmopolite et un environnement qui lui permettent de prendre rapidement conscience du monde qui l’entoure.
Un monde qui n’est pas en paix
Ses premiers rapports à la guerre remontent à sa petite enfance. « Je me souviens être allé avec mon père, à l’âge de trois ans, à la frontière entre la Corée du Sud et la Corée du Nord, et avoir observé un soldat nord-coréen qui montait la garde. Il se tenait là, à quelques mètres, nous fixant d’un air impassible et sans un mot. » S’il ne saisit pas le concept même de conflit, il comprend néanmoins qu’un autre monde existe. « Un monde qui n’est pas en paix. » À la même époque, il entrevoit, aux côtés de sa mère, les conséquences de la guerre sur les populations civiles. « Elle avait un livre sur Picasso avec de nombreuses photos de l’artiste. L’une d’elles m’avait particulièrement perturbé : le peintre fixait des clichés de victimes de la guerre civile espagnole. Son visage exprimait une grande tristesse. J’ai harcelé ma mère pour comprendre : pourquoi ? Pourquoi cet homme était-il si triste ? Pourquoi ces corps étaient-ils sans vie ? Et comment, comment peut-on ne serait-ce qu’imaginer perpétrer de telles horreurs ? J’ai compris à cet instant précis qu’il y avait dehors une chose qu’on appelait la guerre, pour laquelle les Hommes pouvaient prendre les armes et tuer. » Quelques années plus tard, alors que la famille s’installe pour la première fois aux États-Unis, le jeune Jon Lee marche avec ses parents contre Nixon et la guerre au Vietnam. Nous sommes en 1968 et l’année est également marquée par les assassinats de Martin Luther King et Robert Francis Kennedy. « Un sentiment d’injustice dans mon propre pays qui marque mon éveil politique. » Et sa soif de comprendre. Comprendre la guerre, comprendre sa genèse et ses mécanismes. « Le début, je suppose, d’une sorte de quête morale. »
Témoin de son époque
Lecteur assidu de biographies en tout genre (surtout d’explorateurs modernes), Jon Lee nourrit ses envies d’aventure et de découverte du monde. Encouragé et inspiré par sa mère, il ambitionne rapidement de devenir lui aussi écrivain. Mais pas n’importe lequel. « Je voulais être témoin de mon époque. » Biberonné aux voyages, éveillé aux conditions humaines et doté d’une certaine audace, l’adolescent insouciant débute sa quête. D’abord chaperonné par des contacts de ses parents – à l’âge de neuf ans, il passe une semaine avec un employé de son père, à quelques kilomètres de Taiwan, à pêcher et chasser, vit quelques semaines dans un ranch en Australie à seulement 11 ans, avant de rejoindre, à 13 ans, oncle et tante, biologistes, au Libéria – Jon Lee prend rapidement son envol. Sur un continent alors rongé par les batailles anticoloniales, il lit les correspondants de guerre, s’intéresse de plus en plus à la politique et touche du doigt le journalisme… Auteur ou reporter de guerre ? « Les deux ont fusionné. » Depuis l’Afrique, Jon Lee rejoint bientôt l’Amérique du Sud et le Pérou – où il débute en tant que reporter – puis l’Amérique Centrale et le Nicaragua où les Sandinistes affrontent la dictature des Somoza.
Jeune journaliste, il couvre durant les années qui suivent les différentes guerres civiles qui embrasent la région : Nicaragua, Guatemala, Salvador, Grenade, Suriname… Il approche et côtoie les guérilleros, certains leaders insurgés, analyse leur façon de vivre et de s’organiser. « À partir de cet instant, j’ai commencé à comprendre la guerre. » La comprendre mais aussi la vivre. « J’ai reçu une balle, vu mes premiers cadavres, ressenti l’injustice, été capturé… Tout ce qui peut arriver quand vous êtes au coeur d’une guérilla. »
Un premier livre pour comprendre la psychologie de la violence
Particulièrement concerné par la condition humaine et frustré de ne pouvoir s’attarder sur cet aspect de la guerre dans ses articles, Jon Lee décide d’écrire un ouvrage sur le monde de l’insurrection. Guerrillas: journeys in the insurgent world sort en 1992 après quatre années passées avec des groupes insurgés dans différentes parties du monde. « Je suis retourné au Salvador, en Palestine – notamment à Gaza – je suis allée en Afghanistan, dans le Sahara occidental et en Birmanie. J’ai côtoyé des combattants difficiles, parfois hostiles et quelquefois psychopathes. Tous n’acceptaient pas les étrangers. Mais la plupart étaient des gens comme nous, qui, pour diverses raisons, avaient choisi de vivre en résistant contre ce qu’ils considéraient comme des systèmes gouvernementaux injustes ou corrompus. Je voulais documenter leurs motivations, leur mode de vie, la façon dont ils créent une nouvelle société. Je voulais trouver des réponses à mes questions et comprendre la psychologie de la violence. Cela a vraiment été l’aboutissement de ma quête pour comprendre la guerre. » De cet ouvrage naîtra ensuite une biographie : celle de Che Guevara, un best-seller. « Il était l’incarnation, la personnification de tous ces hommes auxquels je m’étais intéressé. » L’ouvrage est une véritable enquête. « Et une chance pour moi de faire alors quelque chose de différent et de nouveau. » Il passera cinq ans sur cette publication avant d’entamer ce qu’il décrit comme « la deuxième partie de sa carrière ».
Quelqu’un qui comprend la guerre
Une deuxième partie qui débute le 11 septembre 2001. « J’ai senti que je devais retourner en Afghanistan car je connaissais le pays. » Afghanistan, Irak, Libye, Syrie, Somalie, Libéria, Mali, Liban… Les destinations s’enchaînent et Jon Lee trouve réponse à ses questions. « Au lieu de devenir naturaliste – ce que je rêvais d’être enfant – je suis devenu quelqu’un qui comprend la guerre. Cela ne veut pas dire que je l’approuve, mais je la comprends. Entrer en guerre est le pire que l’humain puisse faire. Et pourtant, aussi terrible soit-elle, la guerre devient parfois le seul moyen pour une société de survivre. C’est une réalité de l’histoire de l’humanité qui dure depuis toujours. » Fin analyste, Jon Lee Anderson se sent parfois désœuvré face à l’actualité. « J’observe les conflits et je sais quand le point de non-retour est franchi ; c’est une sensation terrible de savoir qu’il n’y a, à cet instant-là, pas d’autre issue que la guerre. » L’actualité, c’est aussi la situation dans son propre pays. Américain ayant vécu majoritairement en dehors des États-Unis, il porte un regard extérieur sur la politique actuelle. « Je vois le pays comme les étrangers le voient. Mais en raison de ma nationalité, je me sens obligé de décrypter cette “Trumpification” de la politique américaine et d’apporter un éclairage sur ce dont nous devons nous méfier. »
Ce regard sur les États-Unis et sur le monde, Jon Lee Anderson le partagera avec ses pairs en octobre prochain à Bayeux. Habitué du Prix avec plusieurs participations aux travaux du jury, il endosse cette fois le rôle de Président. Il succède ainsi à Clarissa Ward mais également à deux de ses proches confrères et amis : Ed Vulliamy (2020) et Thomas Dworzak (2022).
L’enfant qui s’interrogeait, l’adolescent qui n’avait aucune crainte (sauf des foules), l’homme qui voulait témoigner de son époque va devoir décrypter et départager le meilleur du journalisme de guerre. « Une tâche difficile mais un grand honneur. »
« Comment peut-on tuer ? Comment peut-on en arriver là ? Je voulais comprendre comment des sociétés arrivent à justifier légalement, moralement, une guerre. C’est la chose la plus terrible que l’on peut faire. Entrer en guerre pour ensuite redevenir dans certains cas une “nation civilisée”et en paix. Ma quête pour comprendre la guerre tire son origine de cette contradicton morale. »
QUELQUES REPÈRES
1986 Inside the League (co-auteur Scott Anderson)
1988 War Zones: Voices from the World’s Killing Grounds (co-auteur Scott Anderson)
1992 Guerrillas: journeys in the insurgent world, Times Books
1997 Che Guevara: a revolutionary life, Grove Press, New York Times Notable book of the year
1998 Commence à travailler pour The New Yorker. Pour le magazine, il couvrira la Syrie, le Liban, la Libye, l’Irak, l’Afghanistan, l’Angola, la Somalie, le Soudan, le Mali, le Libéria et régulièrement l’Amérique Latine
2003 The Lion’s Grave: dispatches from Afghanistan, Grove Press
2004 The Fall of Baghdad, Penguin Press
2020 Che, une vie révolutionnaire, Vuibert (adaptation BD)
Août 2025 To Lose a War: The Fall and Rise of the Taliban, Penguin Press